La Part de l’Oeil
, 1985 - ,
Par : Dirk Dehouck et Lucien Massaert
Éléments biographiques
1985 | Création de l’asbl "La Part de l’Œil" par Lucien Massaert et Luc Richir dans les locaux de l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Parution du premier numéro de la revue. |
1987 | Rencontre avec Louis Marin qui permit de choisir la problématique et de réunir le sommaire du volume 5 de 1989, "Topologie de l'énonciation". |
1991 | Collaboration avec Éliane Escoubas qui coordonne le volume 7 de 1991, "Art et Phénoménologie", resté comme une référence décisive de cette question. Collaboration avec Gérard Granel et Elisabeth Rigal qui ont conçu le volume 8 de 1992 "Wittgenstein et l’esthétique". |
1994 | Parution du 10ème volume de la revue, consacré à Georges Bataille dont l’œuvre est à l’origine du titre de la revue composé à partir des titres de deux de ses essais, "La Part maudite" et "Histoire de l’œil". |
1996 | Création des trois collections : Diptyque, Théorie, Fiction dont le graphisme est assuré par Anne Quévy. Parution d’un premier ouvrage dans la collection Théorie (Espace public et représentations) par Chakè Matossian qui devient une collaboratrice régulière des éditions. |
1997 | Parution du premier ouvrage de la collection Diptyque qui rassemble les "Écrits sur l’art" de Christian Bonnefoi dont l’œuvre et la pensée resteront importantes pour les éditions. |
1999 | Début de la reconnaissance et du soutien comme publication scientifique par la direction de la recherche scientifique de la Communauté française. Rencontre avec Holger Schmidt, par l’intermédiaire d’É. Escoubas, qui fut à l’origine de l’imposant volume 15/16 de 1999/2000, "Problème de la Kunstwissenschaft", dont la majeure partie des textes sont traduits de l’allemand. |
2000 | Conception par Philip Armstrong, Stephen Melville et Laura Lisbon du volume 17/18 de 2001/2002, "Peinture pratique théorique", dont la majeure partie des textes sont traduits de l’anglais et qui regroupe des collaborations de théoriciens de l’art anglais et américains intéressés dans leurs approches par la peinture et l’esthétique européennes. Collaboration avec Thierry Lenain, Danielle Lories et Rudy Steinmetz, pivots essentiels de l’enseignement de l’esthétique à l’ULB, l’UCLouvain et l’ULiège. Ils sont à l’origine des journées de colloque (2005-2006) qui ont permis de rassembler les contributions du volume 21/22 – 2006/2007, "Esthétique et phénoménologie en mutation" ; Rudy Steinmetz rassemblera également les textes du dossier "Formes et forces" du volume 27 /28 – 2012/2013. |
2001 | Nouveau graphisme de la couverture de la revue à partir du volume 17-18 – 2001/2002 par Anne Quévy. Elle adapte également la mise en page intérieure tout en gardant certains principes de la mise en page originelle. |
2006 | Rencontre avec Luc Bachelot et Claude Pouzadoux qui nous confièrent généreusement le travail mené en 2005-2006 à l’Université de Paris X – Nanterre et dont ils rassemblèrent les collaborations décisives dans le volume 23 de 2008, "La peur des images". Début de la reconnaissance et du soutien comme publication scientifique par le FNRS. |
2007 | Rencontre avec Michel Guérin qui publie "L’Espace plastique" dans la collection Théorie en 2008 et qui deviendra l’un des compagnons de route des éditions. |
2009 | Création d’un comité de lecture peer review. Collaboration avec Adnen Jdey qui a conçu le volume 24 de 2009, "Ce qui fait danse : de la plasticité à la performance". |
2015 | Parution du volume 29, numéro spécial pour les 30 ans de la revue. Il est consacré à la problématique du "Dessin dans un champ élargi" et renouvelle ainsi les problématiques au cœur du volume 6 déjà consacré au "Dessin". Ce volume 29 reprend les actes d’un colloque qui s’était tenu en 2011 au Centre Culturel De Markten dans le cadre de l’exposition “Drawing in an Expanded Field”. |
2016 | Coordination du volume 30 "Arts plastiques/cinéma" assurée par Bruno Goosse. |
2017 | Coordination et rassemblement des études du volume 31 – 2017/2018, "Force de figures. Le travail de la figurabilité entre texte et image" assurés par Ralph Dekoninck et Agnès Guiderdoni. On retrouve dans ce volume l’empreinte de Louis Marin. |
2018 | Ouverture de la revue aux contributions d’artistes invités à penser l’exposition d’une œuvre en cours dans le format de la revue. Arrivée de nouveaux membres dans le comité de rédaction. Dirk Dehouck coordonne le volume 32 "L’œuvre d’art entre structure et histoire" et rejoint le comité de direction de la revue. |
2021 | Michel Guérin est à l’initiative du volume 35-36 de 2021/2022, "André Leroi-Gourhan et l'esthétique. Art et anthropologie". Son œuvre théorique constitue l’objet du volume 40 de 2026. |
2025 | Coordination du volume 39 "Lire, décrire, interpréter. Louis Marin entre texte et image" assurée par Agnès Guiderdoni et Giacomo Fuk. |
Présentation analytique
Questionner la pensée des arts plastiques
La revue La Part de l’Œil vit le jour, en 1985, à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles sous l’impulsion de Lucien Massaert (1952-) et Luc Richir (1949-)[1]. Ce n’est qu’à partir de 2009 qu’elle a mis en place un comité de lecture (procédure de peer review) pour répondre aux exigences de la recherche dite académique supposées garantir la validité scientifique des textes. Aujourd’hui, ce comité de lecture rassemble 14 personnes dont le profil est celui de chercheurs universitaires d’envergure, historiens de l’art, philosophes ou sémioticiens (Yve-Alain Bois, Jean-Claude Lebensztejn, Philip Armstrong, Michel Guérin, …). On peut se poser la question de savoir si certains textes publiés par le passé – qui sont à nos yeux à mettre au nombre des plus significatifs de ceux accueillis dans nos colonnes – passeraient aujourd’hui le filtre académique du comité de lecture[2]. Nous pensons par exemple aux textes de Jean Lombardi, publiés dans nos volumes 4, 9, 10, 12 et 19, dont la liberté de forme et de pensée nous stimulent encore actuellement à chaque relecture.
Les interrogations théoriques que la revue a portées au fil des années doivent beaucoup aux affinités développées par le comité avec les personnes rencontrées, invitées, devenues elles-mêmes protagonistes de l’aventure, comme ce fut le cas de Michel Guérin ou d’Éliane Escoubas. La revue paraît au rythme d’un volume par an, construit à partir d’un appel à contribution développant une problématique particulière. Il nous plaît d’attirer l’attention sur le titre de présentation de la revue, explicite depuis le changement graphique de la couverture, au seuil du nouveau millénaire, en 2001, pour le volume 17 : « Revue annuelle de pensée des arts plastiques ». Non pas revue de recherche en arts, mais de pensée des arts (plastiques). Quels rapports pouvons-nous encore entrevoir aujourd’hui entre la pensée et la recherche[3] ? À quelles conditions et à quelles contraintes l’une et l’autre doivent-elles répondre ? Difficile de laisser le spéculatif à la marge… Nous avons le sentiment parfois confus que si nous maintenons ce vieux mot de “penser” – que nous affectionnons du reste – c’est peut-être parce qu’il reste irréductible à la dimension programmatique que la recherche suppose.
L’hypothèse du sujet
S’il a pu être avancé, à notre grand étonnement, que l’approche dominante de la pensée des arts était une approche de la création, de la production et qu’il était temps de donner sa place à une pensée de la réception – pensée dont on imagine qu’elle s’accommode assez bien aujourd’hui d’une tendance pragmatiste doublée d’un intérêt pour les sciences cognitives qui lui donneraient une valeur scientifique ‒, cette opposition, entre pensée de la création et pensée de la réception, présentée de façon frontale, nous semble relever plus du combat idéologique que de l’analyse épistémologique. Plus féconde nous semble être l’approche qui entend réfléchir la tension et la dynamique entre ces deux positions et leur échange réciproque. Le créateur, nécessairement, se retourne sur son œuvre, tout au long de sa réalisation, pour en penser le processus, de même qu’un spectateur peut tenter de placer sa réflexion dans les pas de l’artiste pour saisir sa démarche et la genèse de l’œuvre. Dans l’un et l’autre cas, la pensée s’éprouve dans une aventure du regard où vient à se saisir quelque chose du côté du sujet.
L. Richir, dans le liminaire du premier volume de la revue, en 1985, « Arts plastiques et psychanalyse », écrivait : « Comment définir “la part de l’œil” puisque le titre de la présente revue fait programme ? En quoi consiste-t-elle, cette part qui nous vient de deux horizons, peinture et psychanalyse ? ». La référence à Jacques Lacan suit immédiatement la question : « C’est Lacan qui a rigoureusement dégagé ce qui se perd d’une perception soi-disant pure pour instituer le sujet comme la réponse appelée par cette perte même ». On le devine par cette seule référence, quelque chose comme l’hypothèse du sujet s’énonce dans ce nœud entre « Arts plastiques et psychanalyse ».
Est-ce dès lors un hasard si le second volume, l’année suivante, trouva à s’intituler, cette fois, « Pensée des sciences, pensée des arts plastiques » ? Dans le liminaire de ce volume de 1986, il s’agissait d’interroger le non-recouvrement entre l’espace, tel que la science dans sa solidarité avec « l’idée métaphysico-technique de représentation » peut le penser, et le lieu en tant qu’il est ce qui résulte de l’apparaître de la chose et ne s’en dissocie pas. L. Richir écrit : « L’espace essaie de substituer, à la détermination à chaque fois singulière du lieu, un système de coordonnées universellement valables qui permettent d’inscrire le lieu indépendamment de la chose ». D’où cette question sur le seuil de laquelle s’interrompt le liminaire :
- « L’art est-il simple production de reflets ou met-il en cause les postulats déréalisants de la science ? Serait-ce par le biais du défaut de tout rapport calculable qu’il soustrait le sujet à son pur et simple anéantissement dans l’exécution d’un programme ? »
Partant de ces quelques phrases des liminaires des deux premiers volumes de la revue, il semble possible de dégager ce qui constitue un fil conducteur. La question du sujet créateur et de sa relation à l’œuvre aura peut-être été le leitmotiv, la ligne directrice (et la ligne éditoriale) ou la trame de fond qui définit La Part de l’Œil et à partir de laquelle il s’est agi, chaque fois de façon différente, de solliciter différentes approches épistémologiques, différentes méthodes.
C’est ainsi qu’on peut lire, en guise de présentation générale des éditions, le texte suivant repris in extenso dans le catalogue :
- « Depuis 1985, la revue La Part de l’Œil poursuit son exploration et son invention du discours esthétique contemporain. Elle s’attache à dynamiser les questions de l’esthétique, repenser l’approche des œuvres, tenter de fonder le discours de l’esthétique afin que ce champ de travail devienne le lieu de rencontre de chercheurs, le lieu d’émergence et de stimulation d’une pensée scientifique digne de ce nom.
Notre ambition consiste à rassembler des études rigoureuses relevant de l’analyse et du regard critique qui redécouvrent les œuvres et les inventent, les relancent au lieu de les figer. Les méthodes utilisées par La Part de l’Œil s’inspirent de la psychanalyse, de la philosophie, de la sémiologie, de l’histoire de l’art comme de l’anthropologie, en associant un souci de rigueur à la conviction que la singularité des œuvres abordées exige à chaque fois de reconstruire les concepts et de remettre en jeu les certitudes. Nous tentons de privilégier un angle d’approche qui nous semble trop souvent négligé, celui du rapport de l’œuvre au sujet créateur. Cette problématique se trouve le plus souvent oblitérée par des approches qui ne peuvent que négliger l’œuvre en ce qu’elles sont davantage des pensées sur l’art que des pensées de l’art. » (Nous soulignons.)
Il nous semble que l’on peut interroger cette tension entre une logique de la fondation et une logique de l’invention qui ouvre cette citation et trouve à se préciser dans les phrases qui suivent et qui mettent en avant l’exercice du regard qui « redécouvre les œuvres et les invente », exprimant ainsi « la conviction que les concepts se (re)construisent » depuis la singularité de chaque œuvre. C’est comme s’il s’agissait de se mettre à la place de l’artiste en épousant la logique de sa création, comme s’il fallait séjourner dans l’œuvre occupée à se faire. Ce choix semble exclure les études relevant du commentaire de texte. On distinguerait ainsi un chemin qui va de l’œuvre vers une pensée à (re)construire et un chemin qui va de la pensée existante à l’œuvre à expliquer et à faire reconnaître. Si ces approches peuvent s’exclure l’une l’autre, elles peuvent aussi, dans les meilleurs cas, s’articuler intelligemment (et dialectiquement).
On pourrait donc estimer que le projet de La Part de l’Œil tourne, depuis ses débuts, autour de ce syntagme : « rapport de l’œuvre au sujet créateur ». Non pas, donc, rapport de l’œuvre à son environnement, à son histoire, à son contexte, mais questionnement du sujet, en l’occurrence, questionnement du sujet créateur. Cette question du sujet est complexe, elle apparaît de mille façons différentes, et ce n’est évidemment pas le lieu ici pour tenter, même de façon superficielle, d’en faire le tour, mais nous tenterons néanmoins d’y revenir par la suite.
Les commentateurs, sans doute également le public, ont compris que le nom de la revue, La Part de l’Œil, se référait au regard, à la vue, à la part que l’œil prend au monde, prend à l’art. Ce serait aller dans le sens du rôle central dévolu à la vision par la philosophie depuis Platon. Or, un aspect récurrent de nos réflexions est allé à l’encontre de cette centralité accordée aux données visuelles dans l’approche des œuvres plastiques. Le choix de ce titre s’est fait en recroisant deux titres de Georges Bataille, Histoire de l’œil et La Part maudite. Ainsi La Part de l’Œil serait plutôt de l’ordre de cette cruelle partition de l’œil emblématique du film de Buñuel, Un chien andalou. Il y aura ensuite, en 1994, pour clairement marquer cette dette, la parution de notre volume 10 consacré à Bataille.
Poursuivons par quelques mots concernant le contexte dans lequel la revue apparaît. Nous pouvons pour cela, dans un premier temps, prendre les choses par le biais des disciplines, des méthodes prioritairement convoquées au fil des premiers volumes : la psychanalyse, la sémiologie et la phénoménologie.
1. Psychanalyse
L. Richir ne pouvait que vouloir débuter ce travail par un volume consacré à la psychanalyse. Discours, Figure, le livre de Jean-François Lyotard paru en 1971, constituait la référence théorique centrale dans ce domaine, particulièrement marqué par la pensée freudienne. La prise en compte de l’œuvre de J. Lacan ouvrira d’autres pistes de réflexion pour La Part de l’Œil. On notera ensuite une présence régulière de l’approche psychanalytique au fil des différents volumes.
Notons que nous avons pu bénéficier dans ce premier volume d’un texte de Gérard Wajcman consacré à l’œuvre de Ed et Nancy Kienholz, Endless through a Glasshouse Looking de 1980-1981 et que des contributions de cet auteur, devenu aujourd’hui une figure importante de la théorie de l’art, réapparaîtront ensuite dans nos volumes 2 et 19.
Sigmund Freud, J. Lacan, G. Wajcman et bien d’autres psychanalystes auront répété que l’on n’applique pas la psychanalyse à l’art, que l’on n’analyse pas l’œuvre d’art au moyen de l’arsenal conceptuel psychanalytique, mais que c’est la psychanalyse qui se trouve en position d’apprendre des œuvres. C’est sans doute là une autre façon de formuler le précepte énoncé plus haut selon lequel « l’œuvre exige que l’on reconstruise le concept » ou encore qu’il s’agit d’aller de l’œuvre à la pensée à construire.
Signalons rapidement quatre démarches parallèles à La Part de l’Œil au cours de ces années. Il y a l’historique Revue d’esthétique devenue ensuite Nouvelle revue d’esthétique. L’on connaît Figures de l’art, sous-titrée Revue d’études esthétiques, fondée en 1992, publiée par l’Université de Pau et dirigée par Bernard Lafargue ; Rhétorique des arts, fondée également en 1992, réunissant les actes des colloques du Centre inter-critique des arts du domaine anglophone (CICADA) dirigés par Bertrand Rougé et également publiée par l’Université de Pau, et les peut-être un peu moins connus, mais non moins passionnants, Entretiens de La Garenne Lemot publiés par les Presses Universitaires de Rennes depuis 1995, dirigés par le regretté Jackie Pigeaud qui collabora également à notre revue. Cette dernière aventure se termina en 2022 avec une 23e livraison en hommage à son promoteur en interrogeant : « Qu’est-ce qui relie le savoir et la création ? » Outre ces quatre revues, nous pouvons mentionner évidemment, en Belgique, les Annales d’Histoire de l’Art et d’Archéologie à l’ULB et Art&Fact à l’ULiège. Dans le domaine des revues d’histoire de l’art, signalons encore L’Écrit-Voir, qui a vu le jour en 1982 à la Sorbonne coordonnée par Pascale Dubus. Ce parcours des publications de l’époque ne se veut en rien exhaustif.
Toutes ces aventures éditoriales ont eu pour origine le monde universitaire. Est-ce en cela que La Part de l’Œil, créée au sein d’une école d’art, comme indiqué précédemment, serait différente et qu’elle aurait plus d’affinités avec le fonctionnement de la recherche en art qu’avec la recherche théorique ? La réponse à cette question ne va pas de soi.
Nous pouvons affirmer que chaque volume de La Part de l’Œil a été une aventure singulière où rien n’était jamais joué d’avance. Ne pesaient sur nous ni nécessité ni pression institutionnelle. En presque quarante ans, nous n’avons jamais eu l’impression de la répétition, d’une mécanique qui aurait enchaîné les appels à collaboration et la mise bout à bout des articles reçus. Chaque problématique de dossier provenait d’une nécessité d’exploration, constituait un enjeu de pensée et les articles reçus ne nous ont que très rarement parus être de simples productions de circonstance.
Après le premier volume consacré à la psychanalyse, paraitra un second volume Art et psychanalyse II en 1993, et ensuite, en 2003, le volume 19, La représentation et l’objet. Celui-ci n’est pas consacré à la représentation de l’objet mais à l’objet petit a de la structure chez J. Lacan, objet qui, précisément, n’est pas représentable, indice du registre réel de la structure, du registre réel de l’œuvre, c’est-à-dire, pour le dire trop rapidement, registre de l’impossible, de ce qui ne peut être ni traduit en mot, ni représenté.
Cet objet peut être repéré dans l’œuvre, indirectement, comme symptôme ; dans le volume 19, par exemple, il est approché du côté de la voix dans les articles de René Lew et G. Wajcman, respectivement dans les œuvres de Jordaens et dans les Annonciations, ou de la jarre dans l’article de François Wahl à partir des peintures de Jean-Pierre Schneider, etc… Ainsi, Monique Schneider, déjà présente avec un texte[4] dans le volume 7, aborde la question du rapport de la représentation à l’expérience de la douleur et l’avènement non du sujet philosophique de la maîtrise, mais de ce que la psychanalyse appelle le sujet, le sujet divisé.
- « L’accès à la représentation, écrit Monique Schneider, pourrait ainsi soutenir l’avènement d’une perte […] la stratégie esthétique [donne accès à] un jeu représentatif qui laisse sa place au “disparate” […] L’oubli qui est en travail dans la représentation [pourrait] se trouver capté, ou du moins suggéré, à l’intérieur même de la représentation picturale […] L’œuvre peinte donnerait ainsi à voir, non la représentation se clôturant par-delà un déni de l’expérience de douleur, mais le travail même […] de la disjonction entre “chose” stable et prédicat douloureux [inscription ou figuration] d’une douleur indivise[5] ».
La représentation n’est donc pas représentation pleine, elle demande qu’on pense la perte, l’oubli, la douleur, l’impossible et le sujet n’est pas ce qui est à l’origine de l’œuvre, mais ce que l’œuvre produit. Le sujet, pourrait-on dire, est une hypothèse[6] posée par l’œuvre.
Dans certains cas, « cette perte […], cet oubli qui est en travail dans la représentation » n’est pas seulement « suggéré, à l’intérieur même de la représentation picturale », mais la perte, le manque, le trou font représentation, comme dans les travaux d’Amélie de Beauffort, où ce sont les découpes ou les trouées provoquées par le poinçon qui font figures.
Pierre Legendre est peut-être celui qui a le mieux explicité l’importance de l’image pour le sujet[7]. Il n’y a pas de sujet humain sans image. C’est sans doute ce qui explique pourquoi l’on ne règle pas si facilement son compte à la représentation, à la peinture, au portrait. Quelle qu’en soit la forme, toujours revient quelque chose qui est de l’ordre de l’identification, tant dans la photographie, que dans la vidéo, l’installation, le numérique, mais pas simplement comme assurance, comme saisie pleine, comme narcissisme complaisant ; plutôt une image malmenée, une identification problématique, contrariée. Ainsi, le sujet n’est pas la subjectivité psychologique ni l’entité philosophique de la conscience objectivante.
2. Sémiologie
Trois volumes consacrés principalement à la sémiologie de l’image se sont succédés de 1987 à 1989, nos volumes 3 à 5. L’on peut sans doute rappeler que, dans ce domaine de la sémiologie de l’image, de 1969 à 1972, trois ouvrages marquants ont été publiés : Scénographie d’un tableau de Jean Louis Schefer, Études sémiologiques de Louis Marin et Théorie du nuage d’Hubert Damisch, sans oublier les volumes 4 (1964), 15 (1970) et 34 (1981) de la revue Communications.
Pour le volume 5 de La Part de l’Œil, L. Marin nous met sur la voie de l’argument « Topologie de l’énonciation ». Nous l’avions rencontré trois ans plus tôt, en préparant le volume 3, « Arts plastiques : questions au langage ». Nos représentants en librairie de l’époque auraient aimé nous voir choisir des titres moins obscurs. « Topologie » et « énonciation », après le terme « métonymie » dans le titre précédent, cela ne leur semblait guère « vendeur ». La logique commerciale s’opposait à notre volonté de précision théorique. Pourtant, les années qui suivirent allaient effectivement montrer que l’arrivée de cette question de l’énonciation marquait un réel tournant pour la sémiologie de l’art et de l’image ; elle était l’une de celles qui, au sein de la sémiologie, allait apporter les plus belles avancées dans la compréhension du fonctionnement de la peinture. Le volume, son argument et son titre restent, au plus près de ce que vise la revue, la recherche de la dimension propre dans laquelle l’œuvre fait sens : énoncer ce que montre et ce que dit la topologie, l’organisation de l’œuvre. Il s’agirait en quelque sorte d’écrire le médium. C’est sans doute par là qu’apparaît le mieux le fait que La Part de l’Œil soit née dans une école d’art sans être, pour autant, la revue de cette école d’art.
L. Marin nous apporta également pour ce volume 5 les noms, les contacts et donc les contributions de chercheurs à l’époque encore peu connus de son entourage : Daniel Arasse, Omar Calabrese, Claude Calame, Giovanni Careri, Michael Fried, Jean Petitot et Felix Thürlemann par exemple. Dans les colloques qui, à l’époque, réunissaient, tous les étés, ces théoriciens et sémioticiens de l’image à Florence et à Urbino, c’est l’étude des Annonciations qui a permis l’exploration de cette question de l’énonciation. Les trois journées de rencontre de 1986 à l’Institut Français de Florence consacrées à L’Annunciazione in Toscana nel Rinascimento auront été décisives en la matière. On en trouve un certain nombre de traces dans notre revue[8]. Le volume 31 – 2017/2018, Force de figures. Le travail de la figurabilité entre texte et image regroupe des recherches d’historiens de l’art de la génération suivante : Bruno Nassim Aboudrar, Alain Cantillon, Ralph Dekoninck, Bertrand Prévost, Xavier Vert, Michel Weemans, parmi beaucoup d’autres. Ils se réfèrent tous abondement dans ce volume aux travaux de L. Marin, à qui un dossier sera par la suite consacré, en 2025, dans le volume 39 : Lire, décrire, interpréter. Louis Marin entre texte et image.
3. Phénoménologie
Si le travail philosophique de L. Richir, à ses débuts, inspiré par ses liens avec Max Loreau[9] (voir notre volume 14 consacré à son œuvre), peut être qualifié de phénoménologique, c’est à Éliane Escoubas, à l’époque maître de conférence à l’Université de Toulouse Le Miraïl, que l’on doit le développement de l’axe phénoménologique au sein de la revue. Nous l’avions contactée suite à la lecture, en 1982 dans le n° 418 de la revue Critique, de son texte sur la Farbelehre de Goethe, repris ensuite dans Imago Mundi publié chez Galilée en 1986. Le texte qu’elle nous offre, pour le premier volume de la revue (son nom apparaîtra dans le comité de rédaction quelques années plus tard), s’intitule Enduire-Induire ou la ‛physionomie’ de la peinture, sous-titre À propos des peintures ʻnoir sur noir’ de Pierre Soulages. Soulage nous confiait, au moment de la parution, qu’il considérait cette étude comme étant la plus juste publiée à propos de son travail. Signalons que La Part de l’Œil a publié, en 2019, un volume intitulé L’invention de l’art qui rassemble les textes d’Éliane Escoubas consacrés aux écrits sur l’art des philosophes et des théoriciens, de Immanuel Kant et Friedrich W. Schelling à Gérard Granel, Jacques Derrida, Maurice Blanchot et Emmanuel Levinas.
Éliane Escoubas dirigera le volume 7 Art et phénoménologie qui s’ouvre sur sa traduction de la lettre d’Husserl à Hofmannsthal, souvent commentée par la suite. Ce volume est resté une référence en la matière. On a maintes fois reproché à la phénoménologie son incapacité à traiter de l’art contemporain. Le volume 21/22 de 2006/2007, Esthétique et phénoménologie en mutation, montre pourtant la possibilité, pour la phénoménologie – entre autres à la suite de la traduction en 2002 des textes du volume 23 des Husserliana – d’approcher un art postérieur à l’époque cubiste.
Mais, cette présentation du travail de La Part de l’Œil par le biais de ces trois approches disciplinaires, la psychanalyse, la sémiologie et la phénoménologie, est faussée parce qu’en abordant l’art, l’histoire de l’art ne peut que vous rattraper.
Sans le travail des historiens de l’art, pas de psychanalyse, de sémiologie, de phénoménologie de l’art. Ainsi, les collaborateurs de nos volumes 17/18, 30 et 31 sont essentiellement des historiens de l’art. On ajoutera que certains d’entre eux, comme Daniel Arasse par exemple, se sont ouverts aux approches, méthodes et concepts de la psychanalyse, de la sémiologie et de l’esthétique.
Pour ce qui concerne l’environnement de La Part de l’Œil, nous ne nous attarderons pas ici sur les remarquables Cahiers du MNAM, dont le premier volume remonte à 1979, parce que, outre la disproportion de réalisation et des moyens offerts par Beaubourg, nous avons cherché à situer La Part de l’Œil au sein des revues d’esthétique alors que Les Cahiers du MNAM rassemblent essentiellement des travaux d’historiens de l’art. Notons encore la passionnante revue Traverses, son pendant au sein du Centre de Création Industrielle, toujours du Centre Pompidou. Le premier volume, daté de septembre 1975, avait pour intitulé de dossier Lieux et objets de la mort. La revue Traverses reparaîtra, pour une nouvelle série, avec une nouvelle orientation et un nouveau comité, sous un nouveau format, au printemps 1992.
Outre les quatre domaines que nous venons d’évoquer, nous avons également eu l’occasion d’ouvrir nos colonnes à d’autres auteurs, d’autres disciplines avec par exemple la problématique de l’art et du politique (vol. 12 – 1996). Luc Bachelot, archéologue de Paris 10, nous a offert en 2008 ce volume 23 intitulé La peur des images qui vient renouveler et élargir le corpus de textes et d’œuvres de l’antiquité auquel habituellement se réfèrent les théoriciens de l’art. C’est toute la notion de mimèsis qui s’en trouve revue. Nous développons ensuite l’approche anthropologique dans le volume 25/26 – 2010/2011 avec le dossier L’art et la fonction symbolique, puis dans le volume 35/36 – 2021/2022 André Leroi-Gourhan et l’esthétique. Art et anthropologie. Citons encore le volume 11 en 1995, dirigé par Chakè Matossian, qui fait se croiser l’art et la médecine. Il nous semble qu’il ne faut pas y voir un éclectisme, mais à chaque fois des choix mûrement réfléchis, vis-à-vis des auteurs que nous tenions à solliciter et de problématiques qui nous semblaient urgentes à traiter et compatibles avec nos exigences et nos convictions. Il faut y voir également notre volonté d’initier de nouveaux échanges et dialogues.
Dans le liminaire du volume 25/26 – 2010/2011 L’art et la fonction symbolique, L. Richir écrit :
« On commet souvent l’erreur de situer l’art du côté de l’imaginaire sous prétexte qu’en Occident, les artistes se sont mis à produire de plus en plus d’images, quitte à remettre en cause, superficiellement, c’est-à-dire formellement, la notion de représentation. Or l’art s’inscrit dans la fonction symbolique. J’entends par là ce que Marcel Mauss a dégagé dans son Essai sur le don […] Que s’est-il passé en Occident pour que le nœud contracté par l’aller-retour des symboles, ce nœud constitutif du Sujet, soit réduit à la platitude de l’échange binaire ? […] Œuvre adressée à un Autre, destinée à être lue, recueillie, rassemblée dans une écoute – et non visualisée, banalisée par la cécité intrinsèque au voir ? »
On notera que la démarche anthropologique n’est pas convoquée ici seulement pour elle-même. Elle est un autre biais pour questionner la prévalence imaginaire dans l’approche des œuvres. Celles-ci sont prises dans les circuits de l’échange symbolique et prennent leur valeur, « chargées du sens de leur circulation » précise encore L. Richir.
Ces différents volumes pourraient également être approchés en pensant aux disciplines artistiques abordées : ainsi l’on peut penser aux dossiers consacrés au dessin (vol. 6 et 29), à l’architecture (vol. 13), à la peinture (vol. 17-18), à la danse (vol. 24) et au cinéma (vol. 30), ce dernier dirigé par Bruno Goosse.
Pour dire encore un mot du contexte dans lequel la revue apparaît, en 1973, un texte, resté emblématique, paraît dans la revue Critique consacré à La raie de Chardin et signé par Yve-Alain Bois, Jean-Claude Bonne, Christian Bonnefoi, Hubert Damisch et Jean-Claude Lebensztejn. Il a été rédigé dans le cadre du séminaire de H. Damisch. Étrangement, il réunit l’approche sémiologique et la pensée de G. Bataille. Le champ théorique exploré par La Part de l’Œil n’était pas loin.
Après cet article de la revue Critique, on retrouve, trois ans plus tard, en 1976, Y.-A. Bois avec Jean Clay à la direction de la revue Macula. Lorsque Macula mit fin, en 1979, à son activité de revue pour devenir maison d’édition, il nous a semblé ressentir un très grand manque dans le champ des publications relatives à la pensée de l’art, dans le champ des revues comme lieux d’échanges, de débats et de pensée. Bien qu’il ne s’agisse pas de comparer La Part de l’Œil à Macula en termes d’importance et de réalisation, nous avions décidé, en signe d’hommage, de façon formelle, de reprendre le format A4 de Macula, l’épaisseur et la qualité mate de son papier ainsi que certains aspects de sa mise en page. Nous évoquons Macula parce qu’un aspect de la réflexion de cette revue était devenu, pour nous, une boussole pour notre compréhension des enjeux esthétiques. Sans entrer dans le détail des textes, J. Clay, Y.-A. Bois et Ch. Bonnefoi ont, nous semble-t-il, privilégié, au travers par exemple de leur dossier du vol. 2 de Macula consacré à Albers, la question du support.
L’œuvre théorique et plastique de Ch. Bonnefoi ‒ dont nous avons rassemblé et publié les Écrits sur l’art [1974-1981], dans notre collection Diptyque, en 1997 et publié les deux volumes Traité de peinture et Lexique et Diagramme, dans la même collection en 2023 ‒, est essentiellement travaillée par cette question. Nous ne pourrons pas plus ici en faire le tour. L’on trouvera plus de détails à ce sujet dans notre volume 20 – 2004/2005 Ouvrir le support. Disons simplement, trop simplement, que la mise en question du support comme préalable inerte à l’œuvre constitue dans le domaine de l’esthétique le pendant de la déconstruction de l’origine pour le travail philosophique. On pourrait dire que Ch. Bonnefoi a été un compagnon de route de La Part de l’Œil. La revue a pu, d’une certaine façon, jouer un rôle de passeur de l’œuvre de Ch. Bonnefoi pour des générations de théoriciens qui suivent et qui vont ainsi relancer à leur tour l’intérêt pour cette œuvre. Nous pensons, pour un premier temps de cette transmission, à Tristan Trémeau et Philip Armstrong.
Il faut également noter que l’intérêt, l’amitié, le compagnonnage de Jean Louis Schefer ne s’est jamais démenti pour le travail de Ch. Bonnefoi. En porte encore le témoignage, le texte pour le catalogue de son exposition à Beaubourg[10], exposition rétrospective dont il a fini par bénéficier, fin 2008, après un long purgatoire où, visible à l’international, il était cantonné jusque-là, en France, aux rétrospectives dans les musées de province.
Outre Ch. Bonnefoi, nous voudrions encore rapidement attirer l’attention sur l’œuvre de deux autres artistes, Simon Hantaï et Michel Parmentier. Mais pour ce faire, nous devons dire notre dette à l’égard d’un de nos collègues artistes de l’Académie, Guy Massaux dont l’œuvre apparaît également par trois fois dans la revue[11] et qui fut notre intermédiaire, parce que personnellement proche de S. Hantaï et M. Parmentier. Peu avant sa disparition, S. Hantaï allait nous faire ce présent rare, nous offrir une collaboration avec Jean-Luc Nancy dans le volume 20 de 2004. Ce volume allait ainsi réunir ces deux démarches extrêmes, celles de S. Hantaï et de M. Parmentier, démarches qui pourraient, selon nous, valoir manifeste, deux démarches du retrait, deux exigences absolues, deux refus de toute compromission, exigences absolues au point d’avoir choisi, pour poursuivre la peinture, à un moment où le marché rendait à leurs yeux toute poursuite de l’art impossible, d’arrêter la peinture. Ce geste d’arrêt fait ainsi partie de leur œuvre. Est-il nécessaire de dire, qu’aujourd’hui, l’importance des œuvres de S. Hantaï et de M. Parmentier est de plus en plus reconnue d’un très large public.
Les problématiques de recherche des volumes se succèdent, les champs de recherche des différents auteurs se croisent. Se pose la question de l’existence d’une interrogation propre à la revue elle-même. Est-ce un hasard de retrouver ces deux axes de préoccupation au fil des dossiers de la revue : le sujet pour ce qui concerne les approches de la psychanalyse, le support pour les approches d’esthétique ? Chacun aura reconnu le point commun : l’ὑποκείμενον, support, sujet, substrat. C’est donc bien le questionnement du dessous, de l’origine, sa remise en question comme sujet ou comme support, comme subjectile de l’œuvre qui constitue le lieu de croisement de ces questionnements.
Outre la disparition de la revue Macula, notons, en ces moments qui précèdent notre création, la naissance d’autres revues, relativement éphémères et plus modestes, mais dont l’existence prouve que la réflexion collective est comme une nécessité au cours de ces années. Il s’agit de la création à l’été 1976 de NDLR, sous-titre Écriture/Peinture, quatre volumes parus jusqu’en 1980, d’Avant-Guerre sur l’art, etc, trois volumes publiés de 1980 à 1985 et de Documents sur, dont le volume 2/3 est daté d’octobre 1978 (le volume 1 est non daté), avec, parmi d’autres membres du comité de rédaction, les artistes Jean-Yves Langlois, Pierre Nivollet et Christian Sorg.
On peut se poser la question, en relation avec le rôle joué par les artistes dans les projets de revues, de ce qu’il en serait d’un savoir de la création détenu, évidemment pas exclusivement, par les praticiens. Y aurait-il un privilège attaché au fait de savoir quelque chose de « comment cela se passe pendant que l’on crée », d’avoir une intimité avec le geste de création ? On peut évidemment avancer, au nom de l’objectivité scientifique, qu’étant impliqués dans l’acte, les artistes sont très mal placés pour avoir une vue objective de ce qui leur arrive. Pourtant, cette question du sujet créateur joue un rôle crucial en lien avec la question du savoir de l’œuvre et du savoir de la création.
En plus des proximités avec É. Escoubas, Ch. Bonnefoi et bien d’autres, nous voulons encore évoquer ici l’importance de notre rencontre plus récente, au regard de l’histoire de la revue, avec Michel Guérin, avec la générosité de l’homme, avec la générosité de sa pensée. M. Guérin nous a fait l’honneur et le plaisir de publier dans nos collections, en 2008, son ouvrage L’espace plastique. La réflexion qu’il mène depuis plusieurs décennies sur le concept de « Figure » est venue croiser de façon particulièrement heureuse les préoccupations théoriques de la revue. Voici quelques citations par trop fragmentées de son article paru dans le volume 24 – 2009, Ce qui fait danse : de la plasticité à la performance :
- « Je soutiens la thèse que la danse, quoiqu’à bien des égards organique, relève d’une éminente articulation […] la danse dit l’essentiel, le passage […] visible ontologie sur pieds […] Danser veut dire différer […] le propre de la Figure – sa vertu – c’est de différer […] les figures de la danse […] tendent une sorte de miroir à la Figure. La danse figure la Figure. Le tour qui est l’essence de la Figure, le gage de sa véracité, l’esprit de la différence incarné, fait qu’il revient à la danse, apothéose du corps, de réfléchir la Figure en tant qu’instrument du penseur et du poète (ou de l’artiste).[12] »
Que « le propre de la Figure [soit] de différer » , que le langage de l’art soit indirect pour reprendre une formulation de Maurice Merleau-Ponty, c’est sans doute ce qu’une partie de la sémiotique aujourd’hui voudrait ignorer alors que c’est sans doute bien de là qu’il faut partir lorsqu’on veut rendre compte de l’œuvre d’art.
Relevons rapidement notre volume 15/16 publié en 1999, consacré à la Kunstwissenschaft, dirigé par Holger Schmid, traduit de l’allemand pour la plus grande partie. Il a été reçu dans la presse de langue française comme traitant de ce que l’on connaissait déjà en France, le débat entre formalisme et iconologie, entre Heinrich Wölfflin et Erwin Panofsky. Nous nous sommes demandés ce que les auteurs des comptes rendus (même celui de la très sérieuse revue Critique[13]) avaient lu, mais assurément pas ce volume qui venait démontrer, ce que peu de gens semblait savoir en France à l’époque : que la Kunstwissenschaft (la science de l’art) en Allemagne, à la fin du XIXe siècle, ne se constitue pas sous l’effet de la découverte des avancées de l’art moderne et de l’impressionnisme, mais à partir d’un renouvellement de l’étude de la statuaire de l’antiquité. Nombre d’auteurs allemands jamais encore traduits en français étaient, et sont encore, à découvrir dans ce volume.
Signalons également le volume 17-18/2001-2002 intitulé Peinture pratique théorique – clin d’œil à la revue Peinture, cahiers théoriques qui a existé de 1971 à 1985 sous la direction de Louis Cane, Daniel Dezeuze et Marcelin Pleynet – volume qui a été rassemblé par nos collègues de l’Ohio State University à Colombus : Stephen Melville, Philip Armstrong et Laura Lisbon.
C’est la même année, 2001, que ceux-ci montent au Wexner Center l’exposition As Painting: Division and Displacement et éditent son catalogue publié par les MIT Press. Les deux volumes ont un caractère symétrique, les œuvres françaises et la pensée qui les accompagne étant montrées dans des conditions exceptionnelles et encore inédites aux États-Unis et les historiens de l’art américains, marqués par la pensée de l’art française et européenne, d’une génération en partie encore peu connue en France à l’époque, étant traduits dans notre revue.
On retrouve M. Parmentier et S. Hantaï en couverture du catalogue du Wexner Center. Des échanges, des connivences de pensée, des affinités quant aux questions esthétiques soulevées par les œuvres de certains artistes ont permis ces collaborations et font que de multiples échanges se poursuivent encore aujourd’hui.
Certains textes ont eu des destinées fécondes au sein même de la revue. Un exemple en est ce qui a pu circuler du texte de André du Bouchet Matière de l’interlocuteur[14], dans le volume 3, à celui de Pierre Fédida Le souffle indistinct de l’image dans le volume 9 et au texte de Didier Vaudène, Feuillets d’abîme I, dans notre volume 32 – 2018/2019, jusqu’à la participation de Nigel Saint dans le volume 39 – 2025. Il y a ainsi des liens entre les textes d’un même volume, mais également des récits qui se tissent d’un volume à l’autre, des filiations ou des accointances qui s’établissent entre les réflexions de différents auteurs. Ainsi, un texte, passant d’un auteur à un autre, prend un autre éclairage, révèle certaines de ses potentialités inaperçues.
L’hypothèse du sujet ‒ qui avec la question du support peuvent servir de fil rouge à la présente présentation ‒ veut dire qu’à rater le sujet peintre ou le sujet spectateur dans l’analyse d’une œuvre d’art, on passe sans doute à côté de l’essentiel. Cette question de la place du peintre dans le tableau, L. Marin par exemple l’a également abordée dans sa contribution au volume 5 intitulée C’est moi que je peins, titre où l’on reconnaît l’Avis au lecteur des Essais de Michel de Montaigne. Concernant cette question du sujet, R. Lew, dans son texte Plus-value et plus-de-jouir (vol. 9 – 1993), écrit :
- « (…) le marché est tout le temps là, on est dans une foire de la valeur, où tout vaut en termes d’objet marchand. Or, il va de soi que l’on ne vit pas de ça, subjectivement. L’existence subjective n’est pas quelque chose qui s’inscrit exactement dans le marché, dans le champ du marché […] Donc, toute question de valeur, artistique ou autre, se présentera en termes de marché ; en face de quoi, il y a de la défense de la part du sujet. Et […] je dirais […] que l’art vient faire valoir une résistance du sujet à l’égard de l’introduction de la valeur, c’est-à-dire de la jouissance, dans le marché. L’art est résistance du sujet. […] Une manière de le dire, c’est que le sujet ne s’appartient pas ; c’est-à-dire que le monde scientifique, mathématique en particulier, n’accepte que des éléments qui s’appartiennent à eux-mêmes. Les paradoxes en sont évacués, et l’art va s’occuper des paradoxes […] il s’agit d’asseoir le fait que le sujet ne s’appartienne pas. […] On n’est jamais le même sujet, on n’est jamais identique à soi-même.[15] »
En ce qui concerne cette « hypothèse du sujet » ou cette « part du sujet », R. Lew, lui non plus, ne met pas l’initiative du côté du « sujet » ; dans la citation reprise ci-dessus, il n’écrit pas « le sujet vient faire valoir une résistance de l’art à l’égard de l’introduction de la valeur […] Le sujet fait résistance par son art » mais : « l’art vient faire valoir une résistance du sujet à l’égard de l’introduction de la valeur […] L’art est résistance du sujet ». L’un des traits du sujet est la relation avec la résistance.
Disons encore que, si le processus de création est considéré comme étant lui-même objet de la recherche, on ne peut en rester avec la création d’un côté et de l’autre la recherche. S’il y a à s’arrêter à la singularité de l’œuvre, il y a également à reconnaître la théorie elle-même comme création. La Part de l’Œil a pour projet de rassembler des textes et des auteurs dont la visée est la création théorique.
Il ne faut pas penser que La Part de l’Œil ait été un projet concerté. Le départ était sans ambition aucune et, avec L. Richir aux commandes, nous avons souvent eu l’impression d’orientations, de décisions prises selon des logiques de « kamikazes ».
Dans sa contribution consacrée aux relations du structuralisme à Mai 68, dans le volume 32 de La Part de l’Œil, Patrice Maniglier parle « d’un groupe d’étudiants incontrôlables […] faisant preuve, à chaque étape du processus, de la plus grande irresponsabilité possible[16] ». Avouons que nous pourrions assez bien nous reconnaître dans cette description. Que l’on n’aille pas comprendre qu’il s’agit d’un exemple à suivre. C’est simplement un fait pour ce qui concerne notre aventure. Nous avons souvent fait ce qu’il ne faut absolument pas faire lorsqu’on cherche à réussir. Il y a toujours eu un aspect très anachronique à nos décisions, à nos engagements. À la page suivante de l’article de Patrice Maniglier, toujours concernant Mai 68, l’auteur souligne le refus, chez les principaux protagonistes, « de définir à l’avance les sens de l’action ». Cela donne malgré tout à réfléchir sur ce qui est imposé aux chercheurs dans les protocoles de recherche, par exemple lors de la présentation des projets. Ne s’agit-il pas en effet toujours de les « définir à l’avance » ? Tout le monde s’accorde évidemment sur le fait que le champ de départ laisse ouvert la possibilité de l’inattendu, de la découverte, de l’incertitude. Mais, une fois le projet défini, jusqu’où sa formalisation ne vient-elle pas limiter les possibilités de l’invention ?
Citons encore pour finir ces quelques lignes de Dionys Mascolo dans l’un des textes programmatiques de la dite « Revue Internationale » qu’il projetait avec M. Blanchot et qui, hélas, ne vit jamais le jour, si ce n’est sous forme d’une première esquisse en version italienne. Ces lignes pourraient nous dire quelque chose de la logique collective à l’œuvre dans une vision quelque peu utopique de La Part de l’Œil :
- « Cela ne signifie pas que nous cherchions une pensée qui serait commune à tous les participants. Cela signifie que, par la mise en commun de ses efforts, de ses questions, de ses ressources, par le dépassement intérieur de ses pensées propres, chacun soit conduit, du fait que la revue existe, un peu au-delà ou un peu en dehors du chemin qu’il aurait suivi étant seul, et devienne ainsi responsable d’affirmations dont il n’est pas l’unique auteur, d’une recherche qui n’est plus seulement la sienne.[17] »
Daniel Dobbels, dans l’introduction au volume qui rassemble ces textes programmatiques, commente ce passage en écrivant :
- « Communisme de pensée, donc, en un sens qu’il nous faut, aujourd’hui plus que jamais, penser à notre tour pour qu’en deçà de son échec, une possibilité se fasse encore jour d’une critique totale et indirecte du “Cours des chosesˮ tel qu’il se donne politiquement, littérairement, philosophiquement et socialement ces toutes dernières années.[18] »
Dirk Dehouck et Lucien Massaert
[1] En quarante ans d’existence, la revue a bénéficié de différents subsides. Parmi les principaux : le secteur des arts plastiques de la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Commission Communautaire Française (Région de Bruxelles-Capitale), le Centre National du Livre (CNL, France), le Fond National de la Recherche Scientifique (FNRS), la Fondation Universitaire, la Loterie Nationale, la Ville de Bruxelles, et ponctuellement d’autres institutions académiques.
Les membres des différents comités de la revue sont tous bénévoles.
[2] Dès 2004, dans Enemies of Promise. Publishing, Perishing, and the Eclipse of Scholarship (traduction française L’éclipse du savoir, Paris, éd. Allia, 2008), Lindsay Waters, responsable éditoriale aux Harvard University Press, attirait l’attention, suite à la généralisation des processus de peer review, sur les effets d’autocensure et les conséquences normalisatrices qu’elle constatait et déplorait, conséquence des processus d’évaluation dans le domaine de l’édition universitaire en « sciences humaines ».
[3] Cette présentation est une version révisée du texte publié dans Réalités de la recherche (collective) en arts, Presses Universitaires de Bordeaux, 2019. Il s’agit des actes du colloque qui s’est tenu les 29 et 30 novembre 2018 à l’Université Bordeaux Montaigne organisé par Pierre Baumann.
[4] M. Schneider, L’approche du beau, La Part de l’Oeil 7 Art et Phénoménologie, 1991, pp. 221-227.
[5] M. Schneider, Représentation et arrachement ou : la représentation comme déni de l’expérience de douleur, La Part de l’Oeil 19 La représentation et l’objet, 2003, pp. 234 et 235.
[6] « Un souvenir d’Aristote, une goutte des catégories […] décrotter ce sujet du subjectif. Un sujet ne suppose rien, il est supposé. » J. Lacan, Proposition du 9 octobre 1967, in J. Lacan, Autres écrits, Paris, 2001, p. 248.
[7] Voir par exemple : P. Legendre, Leçons III. Dieu au miroir. Étude sur l’institution des images, Paris, Fayard, 1994.
[8] Pour les références des publications dispersées de ces rencontres, voir le texte de Sara Longo et notre N.d.l.r. dans La Part de l’Oeil 31 Force de figures, Le travail de la figurabilité entre texte et image, 2017/2018, pp. 75-81.
[9] Voir la collaboration de Max Loreau et Luc Richir au sein de la revue Textures dans les années 1968-1971.
[10] J. L. Schefer, Christian Bonnefoi. L’apparition du visible, Paris, Gallimard/Éditions du Centre Pompidou, 2008.
[11] La Part de l’Oeil 4, 1988, pp. 168-181, La Part de l’Oeil 14, 1998, avec un texte de Luc Richir, La traversée du plan, pp. 102-113 et La Part de l’Oeil 38, 2024, pp. 132-147. Guy Massaux a en outre conçu, en 2014, l’exposition rétrospective de Michel Parmentier à la Villa Tamaris et, à sa suite, le catalogue publié en 2016 aux éditions Loevenbruck à Paris, trad. Ortuzar Projects, New York, 2019.
[12] M. Guérin, D’un danser de l’art, La Part de l’Œil 24 Ce qui fait danse : de la plasticité à la performance, 2009, pp. 201-207.
[13] J.-O. Bégot, L’œuvre d’art à l’époque de sa connaissance scientifique, Critique 649-650, juin-juillet 2001, pp. 495-506.
[14] Le texte publié en 1987 dans La Part de l’Œil 3, sous le titre Matière de l’interlocuteur a été repris par André du Bouchet sous le titre Aveuglément, peinture dans Une tache, éd. Fata Morgana, 1988 (non paginé). Le texte est légèrement modifié : les pages sont plus étroites, d’où un changement dans la longueur des lignes du texte et une colonne étroite est ajoutée à une partie des pages avec un texte en italique et en corps plus petit. Le titre, Matière de l’interlocuteur, est repris par André du Bouchet pour un recueil de textes paru aux éditions Fata Morgana en 1992.
[15] R. Lew, Plus-value et plus-de-jouir, La Part de l’Œil 9 Arts plastiques et psychanalyse II, 1993, pp. 115-117.
[16] P. Maniglier, Mai 68 en théorie (et en pratique), La Part de l’Œil 32 L’œuvre d’art entre structure et histoire. Greimas et la sémiotique des images, 2018/2019, pp. 211-227.
[17] D. Mascolo, Le dossier de ʻLa Revue Internationaleʼ, 1960-1964, Lignes 11, septembre 1990, p. 200. Signalons également l’étude de Céline Letawe et François Provenzano, La revue comme échec, Cahiers du GRM 12, 16 décembre 2017, en ligne (http://journals.openedition.org/grm/968). Consulté le 10 décembre 2018.
[18] D. Dobbels, Présentation, Lignes 11, septembre 1990, p. 11.