Van Puyvelde Léon
Saint-Nicolas-Waes, 30 juillet 1882 - Uccle, 27 octobre 1965
Par : Corinne Van Hauwermeiren
Éléments biographiques
1905 | Diplôme de doctorat obtenu à l’Université de Louvain, après des études en philologie germanique (thèse consacrée au poète Albrecht Rodenbach) |
1906 | Professeur de néerlandais à l’Athénée royal de Gand |
1912 | Chargé de cours en histoire de l’art (Université de Gand) |
1921 | Président du Comité d’organisation du XIIe Congrès International d’histoire de l’art |
1922 | Professeur ordinaire à la faculté d’histoire de l’art (Université de Gand) |
1926 | Doyen de la Faculté de philosophie et lettres (Université de Gand) |
1927 | Conservateur en chef des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. |
1927-1952 | Professeur d’histoire de l’art (Université de Liège). |
1930 | Président du Comité international d’histoire de l’art. |
1932-1933 | Professeur invité à l’Université de Paris – Sorbonne et à l’Université d’Alger. |
1935 | Commissaire spécial du Gouvernement pour l’exposition « Art moderne » lors de l’Exposition Universelle de Bruxelles. Conférencier à l’Université de Londres et au Courtauld Institute. |
1940 | Asile au château royal de Windsor et étude des dessins flamands et hollandais de la collection royale durant les années de guerre. |
Décembre 1943 | Directeur général de l’Administration des Beaux-Arts de Belgique. Leo dirige le Comité belge de la « Commission Vaucher » ou « Commission interalliée pour la protection et les restitutions du matériel culturel ». |
Février 1944 | Directeur général pour la protection du patrimoine culturel. |
Mai 1945 | Participation au rapatriement des œuvres d’art spoliées. |
1945-1947 | Conservateur en chef des Musées royaux des Beaux-Arts. |
1947 | Retraite du poste de conservateur. |
Présentation analytique
La diversité des sujets entrepris par Leo Van Puyvelde interpelle d’emblée le lecteur. Si les publications consacrées à la peinture du XVe au XVIIe siècle sont nombreuses, son intérêt pour l’étude de l’art vivant n’en est pas moindre. Nous ne retiendrons pas ici les publications consacrées à la littérature qui constituent le premier volet de la carrière de L. Van Puyvelde (1901-1912) avant sa nomination en tant que professeur d’histoire de l’art, ni celles consacrées au Vlaamse Beweging et aux positions politiques de l’auteur durant la Première Guerre mondiale.
En 1912, L. Van Puyvelde entame sa carrière par deux études significatives quant à l’influence du théâtre religieux sur l’art de la peinture du Moyen Âge ainsi que sur les sources textuelles auxquelles les peintres dits « primitifs » auraient puisé leur inspiration. Dans son Schilderkunst en Tooneelvertooningen op het einde der Middeleeuwen. Een Bijdrage tot de Kunstgeschiedenis vooral van de Middeleeuwen, L. Van Puyvelde associe subtilement sa formation de philologue à ses nouvelles fonctions d’historien de l’art pour démontrer l’influence des représentations théâtrales sur le réalisme des peintres flamands ou encore l’influence de la disposition des décors de théâtre dans l’agencement des compositions peintes.
Durant son exil aux Pays-Bas au cours de la Première Guerre mondiale, outre un grand nombre d’articles consacrés aux questions politiques et l’art des artistes belges en exil, il publie en 1918 dans la revue Onze Kunst, un article consacré à Gustave De Smet (1877-1943). L. Van Puyvelde y donne libre cours au lyrisme de sa plume en laissant déjà apparaître ce qui sera un de ses chevaux de bataille : la reconnaissance du génie du peintre qui s’écarte sciemment des influences transmises par les artistes chez qui il fit son apprentissage. Bien que les illustrations soient en noir et blanc, L. Van Puyvelde évoque la force du coloris de ces peintures. Ce qui suppose une observation des œuvres et non un travail sur base de photographies en noir et blanc.
En 1921, Van Puyvelde publie son premier article sur un sujet d’actualité : le nettoyage des peintures. Cet épineux problème suscitera, quelques années plus tard, alors qu’il est conservateur des Musées royaux des Beaux-Arts, de vives polémiques. Se posant en homme de son temps, il est alors l’un des premiers, en Belgique, à s’intéresser à cette problématique qui voit, en Europe occidentale, partisans et opposants se déchirer entre la nécessité de l’intervention et la dangerosité d’action sur le patrimoine. Si l’avenir de la profession lui donnera tort sur certaines méthodes de traitement ou sur son refus de reconnaître la notion de « patine », on ne peut manquer de noter la rigueur et l’approche méthodologique qui se dégagent de cet article, insistant sur la prudence dans la prise de décision, l’importance de comprendre les phénomènes physico-chimiques en cause et l’apport de nouvelles méthodes d’examen, telle la radiographie.
Au début des années 20, professeur à l’Université de Gand, il participe à la vie artistique gantoise et fréquente les artistes de l’école de Laethem. S’intéressant également au chantier archéologique des ruines de l’abbaye de la Bijloke et à la redécouverte des peintures murales qui ornent le réfectoire de cet ancien monastère, il publie en 1924 une étude archéologique de cet ensemble monacal ainsi qu’un article consacré exclusivement à l’étude technique et stylistique de ces peintures désormais visibles grâce à un traitement de restauration[1].
En 1927, sa nomination en tant que conservateur en chef des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique va marquer un tournant dans sa carrière. Dès l’année de sa prise de fonction, il publie son premier article sur Rubens et l’introduction au catalogue de l’exposition consacrée à Van Gogh. Suit, en 1928, le catalogue d’exposition consacré à Jordaens et son atelier.
En 1929-1930, L. Van Puyvelde sera à l’initiative de la création du premier atelier de restauration au sein d’un musée belge. Cette idée innovante pour l’époque, qui trouve d’ailleurs écho dans des initiatives similaires menées par d’autres musées européens, lui donnera l’occasion de s’essayer à l’étude technique des œuvres, à la compréhension de leur mise en œuvre ainsi qu’à la question de leur conservation. Confiant le travail de restauration à Joseph Van der Veken (1872-1964) dont la réputation de restaurateur n’était à l’époque plus à faire[2], L. Van Puyvelde entame une vaste campagne de nettoyage des œuvres du musée et n’hésite pas à partager ses réflexions avec le public au travers de conférences et d’articles. Dans son article consacré au nettoyage du Portrait de Laurent Froimont peint par Rogier Van der Weyden, il décrit une démarche d’intervention très scrupuleuse et peu commune pour l’époque : un premier examen sous microscope afin de cerner au mieux l’étendue des anciennes restaurations, la réalisation de photographies à chaque étape du traitement et une volonté d’une intervention minimaliste en demandant au restaurateur de ne pas retoucher les usures[3].
L’année 1929 s’enrichit d’articles consacrés tant à des maîtres de la peinture des XVIe et XVIIe siècles qu’à des peintres modernes belges. Dans chacun de ces articles consacrés aux maîtres du Baroque, L. Van Puyvelde propose une étude stylistique, voire une attribution, basée sur l’analyse de la composition, du coloris, de la technique et de la facture, sans oublier la capacité de ces peintres à rendre perceptibles leurs sentiments ou les caractères de leurs personnages. Dès ce moment, L. Van Puyvelde fait sienne une hypothèse qu’il proposera à de nombreuses reprises : celle d’une évolution non linéaire d’un peintre. L. Van Puyvelde part du principe que le style d’un peintre ne s’améliore pas forcément de manière croissante au fil de sa carrière. Pour lui, un peintre peut produire d’excellentes œuvres au début de sa carrière et voir son style s’affadir ou connaître des moments de faiblesse au fil des années. Ce qui semble un postulat intéressant, mais qui ne fait pas consensus dans la profession.
Toujours en 1929, il publie, dans l’Annuaire général des Beaux-Arts, son article consacré à La technique des Peintres Flamands du XVe siècle dans lequel il valorise son approche matérielle de l’œuvre :
- « Quiconque veut arriver à une connaissance raisonnée et quelque peu approfondie de l’art de nos peintures si mal dénommées les Primitifs, se voit forcé d’étudier l’œuvre de ces maîtres du point de vue pictural. Cette étude est bien plus difficile à entreprendre que celle faite exclusivement du point de vue purement historique. Elle conduit, par contre […] à l’analyse et à la perception de la valeur esthétique de l’œuvre. Par là même, elle est bien plus féconde en jouissance de l’esprit et du cœur que la recherche des dates et des auteurs. Cette étude d’ordre pictural doit être basée sur l’examen de la technique.[4] ».
Cet article se situe dans la continuité des théories positivistes. En effet, L. Van Puyvelde lie le réalisme de la représentation avec la technique utilisée.
- « En artistes, ils avaient la passion de recréer en imagination ce monde admiré et aimé et, à force de s’appliquer à leur métier, ils parvenaient à en réaliser l’image en peinture. Si la réalisation de l’image du monde que se formaient les artistes se faisait dans leurs œuvres avec la netteté hallucinante admirée encore de nos jours, c’est parce qu’ils se servaient de procédés spéciaux dans l’emploi de la matière colorante.[5] ».
Sans oublier cette notion intéressante de « reconstruction du réel » :
- « Les peintres s’adonnaient à leur travail de reconstruction avec un tel amour du métier et un tel respect pour la réalité, qu’ils allaient jusqu’à donner l’illusion de la densité et de la pesanteur des objets.[6] ».
En 1930, L. Van Puyvelde décrira lui-même sa méthode de travail dans son discours d’ouverture du XIIe Congrès International d’Histoire de l’art qui se déroule cette année-là à Bruxelles. Distinguant d’emblée « la science de l’histoire de l’art » des critiques d’art, il évoque les différentes étapes qui composent la recherche. Passé la première étape des constatations, le chercheur se mettra en quête non seulement des sources écrites, mais surtout « les œuvres d’art elles-mêmes, dont nous devons, au préalable, reconnaître l’authenticité et la place dans le temps et l’espace.[7] ».
Fort de ses découvertes, le chercheur doit ensuite formuler des hypothèses, faire des suppositions et le vérifier. Vient enfin le travail de synthèse dans lequel l’historien de l’art « montre le langage des formes et son interprétation, établit des rapprochements, des analogies [des oppositions] qui permettent de déterminer […] le caractère et l’évolution du style dans lequel s’est exprimée l’âme d’un artiste, d’une époque, d’un pays, et, à la fin, établir de grandes synthèses des courants d’art mondial, qui relient l’âme des peuples les plus éloignés et les plus divers.[8] ».
L. Van Puyvelde transmet également sa méthode de travail à ses étudiants, comme le montrent des notes de cours (inédites) :
- « Continuer, comme par le passé, à étudier les sources écrites [mais] considérer comme source principale l’œuvre d’art elle-même ; l’étudier au point de vue esthétique et psychologique. [Ensuite,] étudier l’évolution du style dans l’œuvre d’un artiste, et dans l’ensemble des œuvres d’une époque […]. C’est de l’étude visuelle et de la comparaison des formes qu’il faudra tirer l’essentiel de notre étude.[9] ».
Ces notes de cours sont très explicites quant à la position de L. Van Puyvelde au sein des théories esthétiques, oscillant entre les principes d’analyse positivistes et une réticence envers l’approche formaliste dont il ne s’approprie pas complètement les possibilités en matière d’attribution. En effet, il explique, dans un chapitre consacré à l’analyse de la forme, que cette dernière ne doit pas être étudiée pour elle-même comme l’a enseigné Wölfflin, mais que l’étude de la forme doit servir à pénétrer l’esprit de l’artiste[10]. Après une description de la méthode morellienne, L. Van Puyvelde pose la question de savoir ce qu’il faut en penser, « bien que, comme beaucoup de choses, ce système de Morelli a du bon et du mauvais ». S’il reconnaît le bien-fondé de la méthode morellienne pour l’étude des Primitifs flamands et italiens, L. Van Puyvelde estime en revanche que cette méthode ne peut être appliquée à la peinture baroque car « le travail d’un artiste comme Rubens est beaucoup moins précis et moins objectif ; il possède par approximations et suggestions plus que par imitation réaliste de la nature[11] ».
Pourtant, c’est bien la méthode morellienne qu’il utilisera dans son étude sur deux œuvres inconnues de Jordaens[12]. Face aux critiques de ceux qui doutent de la paternité des deux œuvres, L. Van Puyvelde propose une approche formaliste dont il n’usera pas fréquemment. En effet, après une description de la composition et des coloris de l’œuvre, il se penche sur le modelé et la facture des mains et des pieds en les décrivant comme étant une véritable signature du maître flamand. La précision des observations laissant supposer une étude de visu des œuvres. En revanche, il ne s’attarde pas sur la caractérisation de cette facture, comme le font d’autres historiens de l’art formalistes à des fins d’objectivation de l’observation et d’attribution. Il poursuit par la question de la chronologie relative des œuvres du maître, entre ceux qui pensent que le style d’un peintre s’affirme et s’améliore au fil des ans, et les autres qui pensent, comme L. Van Puyvelde, que le style d’un artiste n’est pas une progression allant crescendo, mais qu’il connaît au fil de sa carrière des irrégularités. Leo propose de situer les meilleures œuvres en début de carrière de Jordaens et les œuvres de sujets similaires, mais de moindre qualité, devant être considérées comme des répliques ultérieures répondant à la demande d’une clientèle séduite par le modèle initial. Si tout cela peut paraître querelle d’experts, ces questions soulèvent des réflexions intéressantes quant à la façon de placer les curseurs de l’authentification et de la datation.
Parmi la multitude d’articles publiés en 1932, nous retiendrons : De Beteekenis van de Van Eyck’s; article publié à l’occasion du 500e anniversaire de l’inauguration du polyptyque de l’Agneau Mystique. Fidèle aux théories positivistes, L. Van Puyvelde s’efforce, après une longue description iconographique du polyptyque de l’Agneau Mystique, de démontrer combien ce chef-d’œuvre attire notre imagination par la richesse de la représentation d’idées tenant au spirituel sous des formes perceptibles par les sens et combien il « est le fruit complet et mûr de l’esprit, de l’imagination, du sentiment et de l’artisanat[13] ». Et de conclure : « Tous deux ont réussi ce miracle : […] Pressentir l’éternel, éveiller l’éclat divin qui réside en nous, contempler une âme pure, exprimez la beauté invisible dans la claire harmonie des formes visibles : tel est le but ultime de l’art du moyen-âge[14] ».
Les années 1930 sont aussi marquées par deux articles significatifs en ce qui concerne l’étude matérielle et la restauration des peintures. En 1933, se basant sur la trame de son article paru en 1921, Leo revient sur la question du nettoyage des peintures en y apportant toutefois quelques nuances, notamment par la remise en cause de la méthode de régénération aux vapeurs d’alcool connue sous le nom de « méthode Pettenkoffer ». Dans cet article, L. Van Puyvelde se montre non seulement plus impliqué dans l’aspect technique, mais aussi plus au fait des procédures. Il complète et affine sa réflexion en ce qui concerne le retour mythique à l’état d’origine, il s’interroge sur le statut de la couche de vernis au regard de l’intégrité de l’œuvre d’art, et insiste sur les risques encourus par une œuvre lors d’un traitement du vernis[15].
Sans oublier, la même année, un article sur l’apport de la radiographie à l’étude matérielle des peintures[16], dont il restreint l’apport à une fin de diagnostic de l’état matériel préalable à un traitement de restauration et il n’entrevoit pas les possibilités offertes par cet examen pour l’analyse de la facture du peintre, privilégiant pour cela l’observation à l’œil nu ou l’étude de photographies de détails.
Malgré un contexte sociopolitique difficile, les années 1940 voient la parution de plusieurs ouvrages majeurs de la carrière du conservateur. Outre les deux catalogues consacrés aux dessins flamands et hollandais de la collection royale de Windsor (1942 et 1944), paraît en 1940, les Esquisses de Rubens qui démontre au lecteur la maestria de l’auteur dans la recherche documentaire et l’étude d’un corpus d’œuvres. L’année suivante sort de presse une monographie sur Les Primitifs flamands (1941) ainsi que son premier opuscule sur Rubens (1943) : Le génie de Rubens.
À la suite de l’exposition parisienne consacrée à Rubens en 1937 et en réponse au débat quant à l’attribution de certaines peintures, L. Van Puyvelde va livrer en 1940 ce qui demeure sans doute l’un de ses ouvrages le plus sensibles et les plus remarquables en termes de constitution d’un corpus et de son étude matérielle. Les Esquisses de Rubens est exemplaire de la méthodologie de travail de l’auteur, admirable synthèse d’une étude scrupuleuse[17]. Non seulement il fait montre d’une grande érudition, mais il témoigne également d’une importante recherche documentaire ainsi que d’une acuité visuelle et d’une grande sensibilité dans la description des esquisses.
Il prend le parti de s’intéresser aux esquisses puisque ces œuvres sont, par essence, exécutées par le maître lui-même : « Ce sont là, du moins, des œuvres où la collaboration d’aides ne peut même pas être soupçonnée. Ayant appris à connaître ainsi l’esprit de l’artiste et les différentes phases de son style, on découvrira plus aisément cet esprit et ce style dans les très nombreux grands tableaux que le maître a exécutés entièrement, de sa propre main[18] ». Après un chapitre consacré à l’analyse de la forme, de la composition et à la « recherche du rythme vital », L. Van Puyvelde se penche sur l’étude du coloris et l’analyse du modelé. Ensuite, à propos de la facture, il décrit précisément la manière de peindre de l’artiste, espérant pouvoir déterminer grâce à cela quelle est la part d’intervention du maître et celle réservée à ses acolytes dans la réalisation des œuvres de grand format. L’approche morellienne est à nouveau mise à profit…
En 1941, son ouvrage intitulé Les Primitifs flamands est constitué essentiellement d’illustrations. Mais sur la vingtaine de pages de textes, on notera que neuf pages sont consacrées à l’étude de la forme, de la composition, de la lumière, du coloris et enfin de la technique. Dès l’introduction, L. Van Puyvelde affirme que :
- « Ce que l’histoire de l’art doit nous apporter, c’est la compréhension du fond des œuvres d’art, le contact avec l’âme de l’artiste [n’est-il pas] plus important de saisir les idées et les émotions exprimées dans une œuvre d’art, de pénétrer la beauté artistique de sa forme, que de tout savoir de la vie d’un artiste et de la chronologie de son œuvre ?[19] »
Fidèle aux théories de Hippolyte Taine, L. Van Puyvelde démontre l’influence du contexte économique et sociopolitique sur le vérisme de la représentation proposée par les Primitifs flamands[20]. Poursuivant par une comparaison des conceptions artistiques de l’Italie et de la Flandre sur le plan de la composition, de l’anatomie des corps, du type de perspective ou encore des innovations techniques, L. Van Puyvelde explore l’apport des textes anciens, observe l’œuvre et réalise quelques essais afin de comprendre la technique[21]. Et de conclure que :
- « la technique n’est toujours qu’un moyen d’expression. C’est avant tout la puissance du génie des artistes qui préside à la conception d’un ordre artistique nouveau, imposé par les idées nouvelles. Les frères Van Eyck […] sont des génies. Ils conçoivent l’homme dans l’univers, le lient à son milieu, l’enveloppe d’air et de lumière[22] ».
En 1946, suite à la mission menée en Allemagne pour la récupération des œuvres d’art spoliées, L. Van Puyvelde accueille, au sein des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, le polyptyque de l’Agneau Mystique. Profitant de la présence de l’œuvre au musée, il l’étudie de manière approfondie. Certains[23] qualifieront l’ouvrage qui en résulte de subjectif et n’ayant donc pas fait autorité. D’autant que les avancées scientifiques ont démontré, par la suite, que L. Van Puyvelde s’est trompé quant à la nature du liant utilisé par les frères Van Eyck. Il convient cependant de rendre à cet ouvrage sa juste place au sein de l’abondante bibliographie consacrée au chef-d’œuvre gantois.
Notons tout d’abord que Van Eyck. L’Agneau Mystique est un ouvrage pourvu de nombreuses illustrations en noir et blanc, des vues générales et de nombreux agrandissements de détails, accompagnées d’un certain nombre d’illustrations en couleur. La photo lui permet par conséquent de concentrer son texte au développement d’autres idées et non à la description, désormais complétée par l’illustration. Remarquons que l’auteur commence par une description matérielle des panneaux et des cadres en indiquant également l’histoire matérielle de ceux-ci, suivi d’un schéma de l’ensemble du polyptyque avec indication des nouveaux cadres et la dimension des panneaux. Le lecteur découvre ensuite une reproduction en couleur du polyptyque avec possibilité d’ouvrir les volets !
L’auteur décrit ensuite l’iconographie de chaque panneau en reprenant de manière scrupuleuse les différentes inscriptions ; réminiscence d’un passé de philologue, suivi d’un chapitre consacré à la signification iconographique de retable en recherchant les sources qui ont pu présider à la création du programme iconographique, en citant un grand nombre de références bibliographiques d’historiens de l’art ayant étudié l’œuvre auparavant. Et l’auteur de conclure : « L’invention artistique était ici, ne l’oublions pas, subordonnée à des conditions d’ordre technique. Alors, comme aujourd’hui, les artistes étaient liés par les exigences matérielles de leur art[24] ». Suit le chapitre consacré à la « valeur artistique » (ce que l’on appellerait aujourd’hui l’analyse stylistique) dans lequel il évoque « la positivité de la forme qui touche parfois au prodige[25] ».
Quant à la question de savoir si les différences d’exécution entre les panneaux des Anges et le reste du polyptyque peuvent servir à différencier les mains de Jean ou Hubert, L. Van Puyvelde conclut par la négative : « Un même artiste peut se servir de manières différentes selon les circonstances et les besoins, et aussi d’après les changements de son état d’âme et de son tempérament[26] ». Il rejoint ici la théorie de l’évolution non linéaire du style d’un peintre comme il l’a déjà proposé pour les maîtres du Baroque. Notons que ce postulat le met en porte-à-faux avec les possibilités offertes par l’analyse morphologique qu’il développe par ailleurs !
Outre un nombre toujours aussi important d’articles, les années après-guerre vont connaître la parution de quelques grandes monographies consacrées aux maîtres de la peinture baroque que sont Van Dyck, Rubens et Jordaens, sans compter les nombreuses rééditions – pas toujours augmentées – de ses ouvrages les plus importants.
En 1950, L. Van Puyvelde entame son Van Dyck par un premier chapitre étonnant intitulé Les légendes dans lequel il réfute un certain nombre d’anecdotes et de faits historiques ayant trait soi-disant à la vie d’Antoon Van Dyck et inlassablement répétés, selon lui, par le seul fait de l’absence de critique d’autorité. Selon L. Van Puyvelde, seules « les œuvres de l’artiste constituent des documents écrits qui résistent à un examen critique et qui sont de tous les plus sûrs pour se former une idée exacte et précise de l’artiste et de son art[27] ». Le second chapitre, consacré à la vie du peintre, s’articule autour d’un ensemble de références de sources d’archives et de documents anciens permettant de reconstruire la biographie. Sans rentrer ici dans la foison d’information livrée par cet ouvrage, nous retiendrons seulement que L. Van Puyvelde réfute ici ouvertement les possibilités offertes par l’analyse morphologique dans les questions d’attributions[28], en estimant que cette méthode d’analyse ne tient pas compte de l’esprit inventif de l’artiste.
Conclusion
Les centres d’intérêt de L. Van Puyvelde se sont concentrés principalement sur les XVe et XVIIe siècles avec quelques timides incursions au XVIe siècle. Les XVIIIe et XIXe restent quant à eux les parents pauvres ; L. Van Puyvelde préférant se concentrer ensuite sur l’art belge de la première moitié du XXe siècle, défendant des artistes qu’il a le plaisir de fréquenter et de soutenir, principalement l’école de Laethem et James Ensor.
Ses publications nous montrent une structure quasi identique : un descriptif iconographique complet, mais succinct, une analyse de la composition avec une attention à la symétrie, aux couleurs, à la lumière, mais aussi à la facture et à la technique tout en envisageant le contexte dans lequel les grands maîtres de la peinture évoluent. Sans oublier une recherche des sources historiques qui, si elles font partie du travail d’érudition, ne doivent pas constituer l’objet principal de l’étude d’une œuvre d’art[29]. En outre, n’oubliant jamais son passé de philologue, il livre également quelques études qui unissent les deux disciplines dont l’étude du quatrain qui orne le cadre du polyptyque de l’Agneau Mystique.
L’approche esthétique partant de la sensation du Beau telle que la définit le philosophe positiviste Gustav Theodor Fechner se caractérise précisément par une émotion esthétique formulée au départ de l’œuvre et avec elle, les facteurs qui ont permis la création de cette œuvre : le contexte socio-économique, le contexte religieux et philosophique, etc. En revanche, L. Van Puyvelde développe une approche qui va au-delà de ces théories et reprises ensuite par H. Taine pour promouvoir plutôt la notion de « génie » développée par Guyau ; ce dernier concevant la figure du génie comme vecteur potentiel de nouveaux foyers de création. Pour L. Van Puyvelde, les grands maîtres de la peinture tels Van Eyck ou Rubens sont autant de génies créateurs se démarquant, chacun à leur manière, de leurs prédécesseurs ou de leurs maîtres. De même, il va réfuter l’idée d’un travail de collaboration entre un maître tel que Rubens et ses élèves, arguant que la facture rapide du maître lui permettait de travailler seule et rapidement à la réalisation de ses œuvres grands formats. Si cette hypothèse a été depuis remise en question, les arguments présentés n’en sont pas pour autant dépourvus de bon sens en se basant par exemple sur la facture extrêmement rapide de l’artiste.
Si l’approche positiviste est une marque récurrente de la démarche de L. Van Puyvelde, il semble en revanche réducteur de vouloir cantonner son analyse à un seul courant esthétique. En effet, L. Van Puyvelde développe également dans certains articles une approche formaliste, bien que timide, en comparant des factures ou des morphologies de mains. Cependant, il n’établit pas une caractérisation précise des formes comme le feront d’autres historiens belges de l’art à sa suite et il ne se sert pas de cette méthode d’analyse de manière aussi systématique que l’a fait Giovanni Morelli lui-même.
Connaissant les limites des courants esthétiques envisagés dans une approche restrictive, L. Van Puyvelde capte dans chacun d’eux ce qui peut servir l’argumentaire de son analyse. Fort d’une méthodologie de la recherche attentive et scrupuleuse, homme prudent qui assoit son argumentaire sur des approches esthétiques ayant fait leurs preuves, il adopte une vision holistique de l’œuvre d’art, en se basant sur celle-ci comme source première d’information. Il se sert de H. Taine, mais le réfute dans son approche de la peinture flamande. Il se sert du formalisme, mais le réfute en fustigeant G. Morelli dans son ouvrage sur Van Dyck. Quant au réalisme de la représentation des Primitifs flamands, il le considère comme le résultat de l’utilisation d’un langage plastique compréhensible des contemporains qui permette l’accès aux valeurs spirituelles véhiculées par l’œuvre, mais L. Van Puyvelde ne peut toutefois pas s’empêcher d’y insinuer une admiration empreinte d’un profond sentiment religieux. S’il reconnaît à discrétion l’influence de la Renaissance italienne sur la peinture flamande, il ne peut s’empêcher de défendre un art flamand et, au-delà, un peintre flamand qui n’a pas perdu de son caractère autochtone au contact de l’art italien.
Pourtant, force est de constater que L. Van Puyvelde ne bénéficie pas d’une fortune critique considérable. Excepté quelques rares articles prenant appui sur des hypothèses émises par L. Van Puyvelde, comment expliquer le silence de ses pairs durant les dernières décennies[30] ? Faut-il rechercher ce désintérêt dans le lyrisme de sa plume ? L. Van Puyvelde fait effectivement partie de ces historiens « littérateurs » qui livrent une description sensible de l’œuvre d’art. Loin des approches qualifiées de « scientifiques » telles que le voudra progressivement la discipline, cette version de l’histoire de l’art est en effet plus proche de celle du « connoisseur » et esthète que de celle d’un historien de l’art, mais pourtant riche d’une acuité visuelle.
En outre, et de manière relativement précoce par rapport à ses confrères belges, L. Van Puyvelde va très tôt s’intéresser à l’étude matérielle de l’œuvre d’art ainsi qu’à un domaine qui lui est connexe : celui de la conservation-restauration des peintures et de l’apport des méthodes de laboratoire à l’étude de l’œuvre d’art. Cet esprit avant-gardiste sera pourtant complètement éclipsé dès la création du Laboratoire central des musées de Belgique en 1948.
Une monographie consacrée à L. Van Puyvelde et son apport à la conservation du patrimoine en Belgique est en préparation.
Corinne Van Hauwermeiren
(Conservart s.a.)
[1] L. Van Puyvelde, Peintures murales du XIVe siècle découvertes à Gand, Paris, 1925.
[2] Si des études récentes ont démontré le caractère falsificateur et hyperinterventionniste de nombreuses interventions menées par Joseph Van der Veken, il faut aussi rappeler qu’il était considéré de son vivant comme l’un des plus grands spécialistes des Primitifs flamands et nombre de personnes faisaient appel à lui pour des restaurations de peinture. Ceci à une époque où, en Belgique, la professionnalisation de la conservation-restauration cédait encore le pas aux peintres-restaurateurs.
[3] En matière de choix de traitement et de produits utilisés, il faut prendre garde en conservation-restauration de ne pas juger nos prédécesseurs au regard de l’amélioration continue de notre connaissance des matériaux.
[4] L. Van Puyvelde, La technique des Peintres flamands du XVe siècle, Annuaire des Beaux-Arts de Belgique I, Bruxelles, 1929, p. 113.
[5] L. Van Puyvelde, La technique des Peintres flamands du XVe siècle, Annuaire des Beaux-Arts de Belgique I, Bruxelles, 1929, p. 118.
[6] L. Van Puyvelde, La technique des Peintres flamands du XVe siècle, Annuaire des Beaux-Arts de Belgique I, Bruxelles, 1929, p. 120.
[7] L. Van Puyvelde, Discours d’ouverture prononcé le 20 septembre à la séance d’inauguration, in J. Babelon et al., Actes du XIIe Congrès International d’Histoire de l’Art I, actes de colloque (Bruxelles, 20-29 septembre 1930), Bruxelles, 1930, p. 52.
[8] L. Van Puyvelde, Discours d’ouverture prononcé le 20 septembre à la séance d’inauguration, in J. Babelon et al., Actes du XIIe Congrès International d’Histoire de l’art I, actes de colloque (Bruxelles, 20-29 septembre 1930), Bruxelles, 1930, p. 53.
[9] Archives privées de la famille Van Puyvelde, Bruxelles, Notes de cours inédites de Léo Van Puyvelde.
[10] Archives privées de la famille Van Puyvelde, Bruxelles, Notes de cours inédites de Léo Van Puyvelde.
[11] Archives privées de la famille Van Puyvelde, Bruxelles, Notes de cours inédites de Léo Van Puyvelde.
[12] L. Van Puyvelde, Onbekende Werken van Jacob Jordaens, Verslagen en Mededeelingen der Koninklijke Vlaamsche Academie Taal en Letterkunde, Gand, 1932, p. 1009-1119.
[13] L. Van Puyvelde, De Betekenis van de Van Eyck’s, Verslagen en Mededeelingen der Koninklijke Vlaamsche Academie Taal en Letterkunde, Gand, 1932, p. 293.
[14] L.Van Puyvelde, De Betekenis van de Van Eyck’s, Verslagen en Mededeelingen der Koninklijke Vlaamsche Academie Taal en Letterkunde, Gand, 1932, p. 298.
[15] L. Van Puyvelde, Le nettoyage des Tableaux Anciens, Annuaire des Beaux-Arts de Belgique 3, Bruxelles, 1933, p.19-30.
[16] L. Van Puyvelde, X-Rays and Picture Research, The British Journal of Radiology, Londres, 1930, p. 136-137; L. Van Puyvelde, L’Application de la radiographie aux tableaux, Journal de radiologie et d’électrologie 17, Paris, 1933, p. 83-90; L. Van Puyvelde, L’applicazione delle radiografia ai quadri, Archivio di Radiologia 11, Naples, 1933, année IX, p. 156-166.
[17] L. Van Puyvelde, Les Esquisses de Rubens, Bâle, éd. Holbein, 1940.
[18] L. Van Puyvelde, Les Esquisses de Rubens, Bâle, éd. Holbein, 1940.
[19] L. Van Puyvelde, Les Primitifs flamands, Paris, 1941, p. 7.
[20] L. Van Puyvelde, Les Primitifs flamands, Paris, 1941, p. 8.
[21] L. Van Puyvelde, Les Primitifs flamands, Paris, 1941, p. 20.
[22] L. Van Puyvelde, Les Primitifs flamands, Paris, 1941, p. 20.
[23] M. Daniels, Puyvelde, Léo Van, in Dictionnary of Art Historians, en ligne.
[24] L. Van Puyvelde, Les Primitifs flamands, Paris, 1941, p. 20.
[25] L. Van Puyvelde, Les Primitifs flamands, Paris, 1941, p. 70-71.
[26] L. Van Puyvelde, Les Primitifs flamands, Paris, 1941, p. 76.
[27] L. Van Puyvelde, Van Dyck, Bruxelles, 1950, p. 80.
[28] L. Van Puyvelde, Van Dyck, Bruxelles, 1950, p. 42.
[29] M. Daniels, Puyvelde, Léo Van, in Dictionnary of Art Historians, en ligne.
[30] Citons par exemple : R. Sneyers & N. Verhaegen, Le Jugement Dernier de Diest, Bulletin de l’Institut Royal du Patrimoine Artistique 10, Bruxelles, 1967-1968, p. 99-120; P. Philippot, Le « Retable des Poissonniers » des Musées Royaux, œuvre de Pierre Pourbus, Bulletin des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique 22, Bruxelles, 1973, p. 73-84; A. Delvingt, Une œuvre de Hans van den Elburcht, Oud Holland : quarterly of Dutch Art History 115, Anvers, 2001-2002, p. 167-186. Nous tenons à remercier le Professeur Didier Martens de nous avoir communiquer ces références.